I go right to the edge, I go right to the end
I go right where all things lost are made good again
I sing the songs of experience like William Blake
I have no apologies to make
Everything’s flowing all at the same time
Bob Dylan,
I contain multitudes, 2020
À l’époque d’Edo, au Japon, se multiplient massivement des images gravées sur bois. Ces gravures représentent toutes sortes de sujets, des plus légers au plus sérieux, suivant les goûts de la bourgeoisie émergente. Ces images du monde flottant (Ukiyo-e) sont nommées ainsi, non sans une forme d’ironie, en faisant une référence bouddhique à l’impermanence du monde, toujours en mouvement et dont les transformations sont la seule constante. L’aristocratie voit avec réprobation la multiplication de ces images qu’elle considère comme vulgaires.
Paradoxalement, ce sont ces mêmes images qui vont circuler jusqu’en Europe pour influencer les artistes occidentaux.
On est tenté de tracer un parallèle entre le passé et le présent : aujourd’hui également, on voit se multiplier les images, que les adolescents s’échangent massivement sur les réseaux sociaux —aujourd’hui, aussi, on regarde souvent ces images avec un œil critique.
Lors de la précédente exposition au collège, les artistes Olivier Deprez et Roby Comblain avaient proposé une sorte de pas de côté aux élèves dans leur approche de l’image et du récit, par la lenteur du procédé, la lenteur de la découverte.
C’est en établissant un lien entre les expositions de l’an passé et de cette année que le collège invite Sarah-Anaïs Desbenoit à présenter son travail, qui aborde les questions de l’appréhension du monde et de ses images, et des narrations qui peuvent s’y greffer. Au delà même des images et de leur rapport à la réalité, c’est notre perception elle-même qui se retrouve ici questionnée.
Avec Les Passerelles, le projet est de montrer dans une installation immersive et interactive la fragilité de la perception : l’artiste décrit son travail comme un ensemble de fragments architecturaux qui seront reliés par un réseau électronique et mécanique complexe. Des micro-récits sous forme de vidéos seront incorporés à ces architectures, ce sont celles-ci qui vont orchestrer la diffusion du réseau1.
Dans ce réseau qui s’articule autour de structures aériennes, différents éléments viennent enrichir et perturber notre vision : outre les projections vidéo, on retrouve des objets en verre, des éléments de récupération, un train électrique doté d’une lampe-torche qui vient jouer avec son faisceau lumineux dans l’espace d’exposition.
Le train, par sa dimension réduite, nous renvoie à l’imaginaire de l’enfance, quand le moindre objet peut se doter d’une dimension fictive ou symbolique. Des écrans de calque diffusent les vidéos, les ombres sont mouvantes ; on retrouve cette idée de l’impermanence du monde.
Sarah-Anaïs Desbenoit joue de la suspension de l’incrédulité, l’exposition plonge le visiteur dans un univers fait d’éléments à la fois reconnaissables mais déroutants, trouble les frontières entre la réalité et la fiction à travers les apparitions et les disparitions de ce qu’on observe. C’est un monde qui se développe et qui se laisse appréhender par fragments, tenant compte du déplacement du regardeur, qui se retrouve davantage dans la collecte d’impressions fugaces que dans la dénotation.
L’installation étant immergée dans l’obscurité, certaines pièces s’illumineront et s’activeront. afin de diriger le regard dans un parcours précis et de jouer avec la perception, en brouillant la compréhension de l’espace et des formes qui s’y trouvent.
Ce qu’il s’agit de mettre en situation, c’est une expérience de la perception, un jeu où l’œil est promené pour découvrir une sorte de microcosme dans lequel il doit se défaire de ses habitudes du regard.
En déambulant dans l’espace, le spectateur devient le témoin d’un monde qui s’anime en silence.
Les images et symboles y sont multipliés et altérés afin de maintenir une dualité constante entre visible et invisible, réalité et fiction, fragilité et force.Ces installations tournent autour de la question de l’illusion, du désir de sublimer, de créer des strates diverses de la réalité. La boucle et la répétition sont récurrentes dans mon travail, elles permettent au spectateur de rentrer dans un état contemplatif.2
Les choses deviennent un peu fantomatiques, se chargent de dimensions inédites, et renvoient chacun vers sa propre expérimentation du lieu, son propre aller-retour entre découverte et sidération. Le terme de Passerelle montre le lien que l’artiste veut développer entre la réalité et l’imaginaire, la matérialité des objets et des matières et leur capacité à servir de support à une projection de l’imaginaire. Les vidéos flottent dans l’espace, projetées sur des calques, les ombres renvoient à des spectres mouvants, et si rien de ce qui est la source de ces fantômes n’est dissimulé, le visiteur est emmené dans un ailleurs déroutant.
On pense alors aux installations immersives de Tony Oursler, quand il anime et donne vie à des poupées par la projection vidéo, aux paysages dans des aquariums de Mariele Neudecker, aux micro-architectures de Takahiro Iwasaki, aux petites fictions fragmentées de Fred Biesmans, au Terrain ombelliférique de Bertrand Lamarche.
Sarah-Anaïs Desbenoit a déjà établi un lien le collège et le travail avec des élèves lors de l’atelier qu’elle a proposé et encadré auprès des élèves de 3e chaap tout au long de l’année scolaire 2021/22 dans le cadre des Cordées de la Réussite avec le Fresnoy—Studio National. Le fruit de cet atelier a été présenté au collège à la fin de l’année scolaire auprès des autres élèves du collège.
Sarah-Anaïs Desbenoit a été assistante de l’artiste Ange Leccia, et après son DNSEP a intégré le Fresnoy pour y compléter sa formation.
L’exposition de cette année, Les Passerelles, de Sarah-Anaïs Desbenoit n’a été que très peu vue par les élèves : le projet a été un peu modifié par l’artiste.
L’exposition a bien ouvert avec trois pièces : un petit circuit de train au sol, éclairé par des leds, avec un train qui tournait en continu, une boucle vidéo de 5 minutes faites par l’artiste autour de voyages en train au Japon, un phare projetait un cercle de lumière sur un mur. Deux groupes de chaap ont pu rencontrer l’artiste lors du montage (4e et 3e chaap), nous y avons discuté du parcours de l’artiste, de quelques questions présentes dans les œuvres (la notion de boucle, de recyclage, le voyage, l’imaginaire, l’ailleurs…)
Le vernissage s’est bien passé, les élèves de 4e chaap ont été des guides-conférenciers pour les adultes présents, et des travaux photographiques des élèves de chaap étaient présentés en parallèle. Des visites-ateliers pour le premier degré, encadrées par les élèves de 5e chaap, ont été programmées.
Les premières visites ont eu lieu, mais le train a commencé à montrer des signes de faiblesses, et n’avançait plus que par à-coups. L’artiste prévenue n’a pas pu intervenir.
Lors d’une visite, un élève a poussé la locomotive pour la faire avancer, elle est tombée au sol et s’est abimée. La réparation a été plus longue que prévue, et l’exposition n’a été ouverte que cinq jours.
Le bilan cette année n’est donc pas très positif, d’autant qu’il s’inscrivait dans la continuité de la Cordée de la Réussite montée avec le Fresnoy (l’artiste avait encadré les élèves de 3e chaap l’année précédente)
1 Sarah-Anaïs Desbenoit, Note d’intention, 2021
2 Sarah-Anaïs Desbenoit, Portfolio, 2021