Aurelie Salavaire – La vie devant soi – Collège Miriam Makeba – Lille 2023

Aurélie Salavert

La vie devant soi

Toto, I’ve got a feeling we’re not in Kansas anymore.

Dorothy, The Wizard Of Oz, 1939

Souvent accompagnées d’un siège pour les observer à loisir, les dessins d’Aurélie Salavert semblent sortis d’un conte, comme s’ils illustraient un récit mythologique ou une histoire merveilleuse. Bien entendu, c’est à nous de reconstituer la trame narrative, un peu comme les anthropologues tentent de reconstruire les mythologies qui ont poussé les hommes du néolithique à dessiner sur les parois rocheuses.

Dans le dessin qui s’appelle a Story (une histoire), on voit dans des tons pastels roses et orangés, finement dessinés au crayon graphite, un chien à l’air hilare (ou est-ce un loup ?) qui semble voler dans le ciel au coucher du soleil, en emportant sur son dos d’autres animaux, un écureuil, une souris, des oiseaux. Nous voilà entraînés dans un monde imaginaire, merveilleux, dans lequel les codes picturaux et narratifs nous semblent de prime abord familiers, mais qui ne tarde pas à nous échapper. Chaque dessin est une sorte de coup d’œil rapide vers cet univers imaginaire, plutôt qu’un exposé démonstratif.

D’autres dessins sont plus mystérieux encore, un visage de profil qui semble émerger de l’horizon, sur lequel un voilier est visible, souffle légèrement sur une plume afin de la maintenir dans les airs. Au premier plan, un chat au regard humain joue dans les vagues, au loin quelques dauphins sautent dans les airs. Aurélie Salavert ne nous propose pas une analyse du monde, de ses tourments, ou sur les dimensions spirituelles qui peuvent l’animer, elle nous plonge dans une ambiance un peu magique, de laquelle on tirera des enseignements poétiques plutôt que des  préceptes de vie.

Dans un autre de ses dessins, un fond un peu enfantin aux couleurs tendres montre un paysage idyllique peuplé de créatures sympathiques, un long personnage au visage de clown, un chat et une souris qui jouent ensemble, un ours en peluche ou encore une grenouille entre deux nénuphars, et par dessus une inscription qui affirme : in a totalitarian world, poetry become political (dans un monde totalitaire, la poésie devient politique). Cela rappelle ce qu’Orwell écrivait : [sous une dictature] à moins que la spontanéité n’intervienne à un point ou à un autre, la création littéraire est impossible, et le langage lui-même s’ossifie. Dans le futur, si l’esprit humain devient quelque chose de très différent de ce qu’il est actuellement, nous apprendrons à séparer la création littéraire de l’honnêteté intellectuelle. pour le moment, nous savons seulement que l’imagination, comme certains animaux sauvages, ne se reproduit pas en captivité[1].

Cette tension entre la spontanéité poétique et une analyse rationnelle est une des clefs pour entrer dans le monde d’Aurélie Salavert : dans ses images, la ligne entre la réalité et l’inconscient deviennent floues.

L’appréciation incomplète de la situation

peut aussi avoir pour conséquence

d’introduire des temps d’arrêt

dans la marche de l’action

Karl von Clausewitz, De la guerre, 1830

Parfois les personnages se font plus grinçants, les situations plus complexes : une série de visages grimaçants aux dents pointues, des poules qui se tiennent sur une barrière en barbelés qui entoure un trou dans le sol… comme des épisodes plus sombres dans les histoires que nous reconstituons face à la contemplation.

Si l’univers auquel elle nous invite semble cohérent, même si on peut s’y perdre, stylistiquement, graphiquement, les travaux ont une richesse hétérogène qui vise à nous surprendre. À aucun moment, l’artiste ne veut que nous puissions nous retrouver en terrain connu : elle s’inspire de sources diverses, les illustrations de fables et de contes, bien sûr, mais aussi  de l’imagerie scientifique, la culture populaire… certains des travaux s’abandonnent à l’abstraction, certains sont accompagnés de textes, d’autres sont plus schématiques. Les outils sont variés, du crayon le plus modeste à des aplats de peinture plus denses, des paillettes, du collage parfois, et les supports sont très souvent des matériaux de récupération, dont elle intègre parfois des éléments dans son dessin : un code imprimé devient ainsi une maxime étrange, NFNBNCAKOF qui surplombe deux personnages enlacés , dont l’un est une sorte de Barbapapa orange, dessinés à l’arrière d’une boîte de céréales —et la mention recto/verso nous indique bien que l’artiste revendique alors l’explosion des couleurs du paquet comme partie du travail, un pile ou face qui oppose deux mondes.

La mise en situation des dessins lors des expositions invite à une sorte de promenade méditative, une exploration spatiale avec des stations plus prolongées face à quelques œuvres. Les travaux, abstraits ou figuratifs, sont montrés sans tenir compte de leur ancienneté, puisqu’ils ne sont pas datés, et sont souvent accompagnés d’objets, de mobilier, de matières, laissant en suspens, c’est à dire à la charge du visiteur, d’établir

Le travail d’Aurélie Salavert est à la croisée de plusieurs domaines :

—esthétiquement, en se tenant à la lisière entre la réalité et l’imaginaire ;

—culturellement, en renvoyant à des univers narratifs issus de différentes cultures ;

—plastiquement, par la variété des supports et techniques employés.

Les œuvres sont d’apparence modeste, souvent des petits formats, hétérogènes dans leur forme (parfois abstraits, parfois réalistes). Elle s’inscrit dans une forme de spontanéité artistique qui trouve ses sources chez William Blake, Odilon Redon, dans le travail des surréalistes, et qui se poursuit aujourd’hui, entre Vidya Gastaldon, Jim Shaw, Neo Rauch, Marcel Dzama ; le travail sur la reprise de l’imagerie des contes classiques, et le rapport à la narration des œuvres d’art rappelle Paola Rego, Julian Schnabel, Pierre Joseph, Friedrich Kunath, Karen Kilimnik…

Frédéric Valabrègue écrit sur l’artiste : Devant la vie, on est un poisson devant une pomme : les dessins d’Aurélie Salavert jettent quelques pommes supplémentaires à tous les poissons…Ils sont déroulés d’un même trait, d’une même voie lente en suspension, très proche de l’écoute la plus fine pour le moindre écueil dans le grain du papier. Ils reconnaissent comme membres de leur famille les papiers découpés de Hans Christian Andersen, les photos-montages de John Heartfield, les oeuvres d’Alfred Kubin, les lavis et encres de Victor Hugo, les cartons de Bill Traylor et les dessins de Louise Bourgeois[2].

Aurélie Salavert a publié un petit recueil, avec une sorte de comptine qui se termine ainsi :

I talked to a cat/It make me laugh/ I went on with my day/ I thought I knew things

Lors de l’exposition, avec une grande générosité, l’artiste a rencontré plusieurs fois les élèves de 5e chaap : une fois en amont, avec un rapide atelier sur les masques, puis de façon plus longue le jour du vernissage, où elle a animé un atelier durant lequel les élèves ont produit une série de masques en tissus à la cyanotypie qui ont été intégrés dans une des œuvre présentée.

ces mêmes élèves ont ensuite été ambassadeurs lors des visites organisées pour les élèves des écoles du secteur, pour lesquelles ils ont animé un atelier de pratique en autonomie.

Michael Lillin


[1] George Orwell, The prevention of litterature, 1946

[2] Frédéric Valabrègue, Aurélie Salavert, sur le site de la galerie Alice Day