« Mon processus de travail est un cheminement sur le mode de l’errance, à la manière d’un road movie mental. »
Gauthier Leroy arrive au collège le 11 mai pour installer ses œuvres dans une salle toute neuve neuve. Le collège est en chantier de rénovation et nous avons appris tardivement qu’il n’est pas possible de perçer les murs avant la livraison du chantier 8 mois plus tard. Pour s’adapter à cette contrainte, Gauthier Leroy à renoncé au projet d’étagères accrochées au mur et l’exposition a évolué vers une installation de sculptures disposées sur 4 panneaux blancs légèrement surélevés et situés au centre de la salle, les 4 murs restant presque inoccupés.
Sur cette île blanche rectangulaire sont mises en scènes des sculptures produites à des époques diverses, et relativement indépendantes les unes des autres: Coconut man est assis à terre, chapeau de paille sur la tête, il semble attendre. Plus loin, son compagnon coiffé du même chapeau semble intriqué dans une chaise Jean-Prouvé et prend du bon temps sans rien faire, à moins que coinçé là depuis trop longtemps on ne puisse plus rien faire pour le secourir. Les têtes des deux compagnons sont en forme et aux couleurs d’une noix de coco dont l’une des trois « trous » est rempli par un mégot de cigarette. Leurs corps sont des squelettes de fer à béton soudé blanchi de peinture. Sur le sol immaculé d’autres noix de coco noires brillent, et quelques assiettes remplies de reliefs de nourritures peu engageants sont posées à même le sol.
Un lampadaire est posé au milieu des deux personnages. Son fil branché sur le 220V fait s’éclairer faiblement une ampoule barbouillée de noir, comme un soleil artificiel ou une noix de coco encore accrochée à son arbre. En haut du lampadaire, juste sous l’ampoule Gauthier Leroy a suspendu un épis de maïs vert transgénique, un bretzel en pâte de verre, un citron jaune et un moulage de canette en béton. En se déplaçant autour du lampadaire on peut faire apparaître et disparaître les éléments d’un visage de travers, comme une évocation un peu naïve et caricaturale des dessins de Pablo Picasso: une grande bouche lipue resserre un énorme mégot de cigarette, et plus haut un triangle percé de deux trous forme un nez de profil, un peu plus haut deux sphères blanches suggèrent des yeux. On peut passer plusieurs fois devant ce troisième compagnon sans le voir car ces éléments marquant son visage schématique ne sont pas à l’échelle des deux autres personnages, et ils sont alignés sur un même plan qui s’efface en une simple ligne si on l’observe juste dans leur axe.
Au milieu des personnages et du lampadaire-mât de cocagne, une cosse de haricot géant-cocon-canoé gonflable muni d’une antenne de radio flotte sur deux petites cales en bois.
Voilà donc en résumé la scène principale: deux compagnons sur une île. Ils attendent. Ils profitent.
Un peu à l’écart de l’île se tient une caisse de transport laissant entrevoir derrière une vitrine en verre bleu une statuette de Conquistador peu féroce. Au bout de sa lance, pointe une lame inoffensive: quatre mégots collés bout à bout. Il est campé sur trois pieds en métal soudé qui évoquent les stabiles de Calder.
Dans les détails, on constate que certains des objets présents sont « réels »: les citrons, les pièces de monnaie incrustées dans le bois de la chaise Prouvé, les coquillages de la plage du Conquistador, tandis que beaucoup d’autres sont simulés par des moulages en céramique ou béton: noix de coco, haricot-canoë, épis de maïs, assiettes et reliefs de nourriture, bretzel en pâte de verre, ou les mégots sculptés dans du bois et peints …
Lors de la première visite (la plupart des classes souhaite revenir une deuxième fois quand c’est possible) les élèves découvrent la scène dans son ensemble, circulent librement tout autour et repèrent quelques détails. Leur première approche est très narrative, l’identification immédiate de personnages et de leur activité est rassurante. Les détails anecdotiques interpellent, choquent ou amusent: la récurrence des mégots de cigarettes, l’incongruité du citron posé sur l’unique chaussure de Coconut Man. C’est une première rencontre appétissante et légère qui donne envie aux élèves d’appronfondir la discussion. Assis tout autour, nous la voyons chacun de notre point de vue, et nous débattons, nous nous écoutons. Les premières certitudes quand à l’identification des personnages et de la situation laissent cependant vite la place au désir d’éclaircir les mystères de l’œuvre.
Les questions liées à la fabrication des pièces sont nombreuses et bienvenues car elles sont rarement spontannées face à l’image projetée ou imprimée d’une œuvre: le temps passé par l’artiste, les techniques et les matériaux employés… cela permet de mettre en avant le croisement qui s’opère entre des domaines proches mais rarement confondus: artisan, artisanat, artiste, architecte, constructeur, technicien. La soudure, la peinture, le moulage de divers matériaux, la céramique, le recours à un artisan verrier, la menuiserie, la sculpture sur bois, l’assemblage par collage, sont autant de moyens employés pour rendre hommage à d’autres grands artiste, artisans, architecte du XXè siècle que sont Jean Prouvé et Alexander Calder.
Ce retour aux choses matérielles est une bonne occasion pour aller virtuellement dans l’atelier de l’artiste. Comment est son atelier ? Est-il aussi grand que la salle d’exposition ? Est-ce propre et rangé comme un laboratoire, ou au contraire un espace en désordre? Quels outils pourrait-on imaginer y trouver ? Quelles fournitures achète-il? Qu’a-t-il pu récupérer ? Fait-il tout vraiment tout seul ? Est-ce qu’il travaille tous les jours ? Combien de temps ? Perçoit-il un salaire d’artiste ? Aime-t-il être un artiste ? …
Toutes les réponses apportées semblent déclancher une prise de conscience et une parfois même des vagues d’empathie au sujet de ce métier: on découvre que c’est un « vrai » travail qui demande des compétences techniques inattendues et un goût pour la solitude, l’expérience et la prise d’initiative. L’artiste n’a personne pour le diriger dans ses travaux, mais s’il ne produit rien pendant longtemps est-il encore un artiste ? On philosophe sur la liberté d’être un créateur et sur la chance et la lourde responsabilité d’être seul aux commandes de sa création, sur la discipline qu’il faut avoir pour créer. Lors de sa rencontre avec une classe de 6èmes, Gauthier Leroy raconte que certains jours, quand il doit s’isoler dans l’atelier pour travailler, il se sent comme Robinson Crusoë sur une île. Totalement libre, mais obligé de se contraindre à une discipline et une rigueur pour continuer à créer. Il poursuit sa comparaison avec le Conquistador qui explore pour découvrir de nouvelles terres.Et puisque le Conquistador est un soldat, il rappelle que les artistes doivent souvent se battre pour faire reconnaître que leur travail a un prix et un coût.
À l’occasion de cette rencontre Gauthier Leroy tient à présenter aux élèves les sources qui nourrissent son œuvre. Par exemple les pieds de la Table-Compas de Jean Prouvé (1950) qui furent le point de départ d’une imposante sculpture en forme d’arête de poisson intitulée Labor Mascot (2016). Dans l’exposition Konkunstador l’hommage se dissimule sous l’assise de la chaise Prouvé, Gauthier Leroy a suspendu une ampoupe de plafonnier moulée dans du béton, suggérant ainsi un embryon d’architecture: un toit et les piliers métalliques qui le soutiennent.
Quand au Conquistador -figure de l’explorateur et du grand voyageur- il se trouve ici immobilisé derrière la vitrine d’une caisse de transport, avec de surcroît les pieds d’un Stabile de Calder !
Pour lever le doute sur la présence insistante des mégots de cigarettes, Gauthier Leroy explique qu’ils nous renvoient à une époque pas si lointaine, quand enfant (l’artiste est né en 1967) la cigarette faisait partie des attributs des héros de films ou de bandes-dessinées. Les paquets de cigarette aussi ont bien changé et Gauthier Leroy raconte que certains des premiers emballages de cigarettes des grandes marques furent conçus par les plus grands pionniers du design industriel comme Raymond Loewy. L’hommage n’est donc pas forcément solennel, la nostalgie n’est pas toujours triste et l’humour les rend plus tendre.
A. Lilin-Filipiak