Julien Baete – Peintre grotesque – Collège Miriam Makeba – LILLE – janvier 2018

Le travail de Julien BAETE s’articule principalement sur deux axes : la matière et la couleur, d’une part, le travail à partir d’images issues de l’art ou de la presse, d’autre part.

Cette tension entre deux aspects a priori opposés se rejoue à plusieurs couches, comme les couches de peintures superposées qui en creux dessinent une citation visuelle de l’âne de la gravure Asta su Abuelo tirée des Caprices de Goya. Bien sûr, à travers le choix de cette gravure critique de Goya qui montre un âne qui tient un livre dans lequel  sont représentés d’autres ânes, et qui est à la recherche d’ancêtres qui prouveront la pureté de sa   lignée et per se sa propre grandeur, Julien Baete nous parle de nous, mais aussi de lignée artistique.

Comme artiste Tourquennois, la figure tutélaire d’Eugène Leroy s’impose, d’autant que le musée de la ville, avec lequel il travaille régulièrement, en possède une grande collection. On retrouve des éléments de cette filiation dans les couches multiples de peinture qui sont souvent utilisée dans les peintures, ces superpositions de couleurs qui se devinent par la tranche, l’épaisseur. Contrairement à Leroy qui travaille a fresco, Baete laisse sécher chaque couche avant d’en déposer une nouvelle qui la recouvre presque, on en devine alors le nombre par l’épaisseur et l’alternance des couleurs. Comme chez son ami Pierre-Yves  Bohm, pour lequel Julien a une admiration sans faille, les figures se laissent deviner plus qu’elles ne se voient réellement, enchevêtrées qu’elles sont par la matière, les coulures, les sortes de dessins parasites qui viennent se mêler à elles ; le point de jonction qu’on peut trouver dans ces parcours et ces œuvres pourtant différentes, autant chez Leroy, chez Bohm ou chez Baete, c’est que même quand elle est représentation, la peinture est présentation également, les outils, les éléments qui la constituent, la couleur, la matière se donnent à voir en tant que tel, et oblige à une sorte de gymnastique mentale le regardeur, qui doit tenter de faire un tri visuel pour laisser émerger le sujet de la peinture. Dans le fond, ce qui est en jeu c’est que toutes les peintures sont abstraites…

Julien Baete évacue assez vite la question du statut du peintre dans le monde de l’art actuel, même s’il reconnaît que ce n’était pas la voie la plus prisée parmi ses camarades. Comme le dit Stéphane Corréard dans un entretien  avec Éléonore Saintagnan et l’artiste, « Aujourd’hui, les mecs qui ne font que de la peinture rament vraiment. A la Force de l’art, Philippe Mayaux montrait des objets, des sculptures etc, c’est ce qui lui permet d’être accepté un peu dans le milieu de l’art contemporain. On laisse passer ses tableaux parce que ça vient avec. Si tu ne fais que des tableaux c’est plus difficile. (…)Si on ne peut pas tricher avec la peinture, c’est dû surtout au fait que la peinture a une véritable histoire comme medium, avec des repères…»

Ces repères, que cite Corréard, ces figures tutélaires de l’histoire de la peinture sont autant d’éléments avec lesquels le peintre doit composer, mais également desquels il doit apprendre à se détacher, pour trouver sa voie propre. Le peintre doit aussi se colleter avec la matière, en éprouver les facilités et les résistances, savoir admirer et aussi moquer. Être peintre, aujourd’hui, c’est aussi un peu réussir à réinventer la peinture comme les guitaristes du punk, sans savoir-faire, dans un milieu qui les rejetait, ont approché et l’instrument, et la musique d’une nouvelle façon. On n’apprend pas à commencer, on commence, c’est tout, et pour faire de la peinture il faut peindre. Cela l’avait rendu malheureux, il en était presque devenu philosophe, dit-il. C’est pourquoi il avait recommencé à peindre. Il avait peint des tableaux sans savoir ce qu’est un tableau. Il n’avait pas résolu la question en peignant, au contraire, celle-ci devenait plus grande à chaque tableau, dit-il.

Ceci dit, dans ces accumulations de peintures, on est loin des travaux de Leroy. Chez Julien Baete, il y a une sorte de joie sauvage, les couleurs sont vives, éclatantes, beaucoup de jaune fluo ou de rose, des éléments viennent s’y ajouter, comme ces petits brillants colorés de pacotille qui y sont collés, des éléments deviennent décoratifs, c’est-à-dire presque inoffensifs, comme le cadre de l’une des peintures de la série De Que Mal Y Morira, sorte de diptyque où on retrouve l’âne de Goya d’un côté, en profil perdu de jaune fluo sur un fond abstrait avec différents signes de peinture, des pois, des traits, et en regard une peinture plus abstraite, impressionniste, de traces colorées jaunes, vertes et orange sur un fond bleu. Mais c’est à la lisière que ce joue le scandale, sur le cadre du tableau, qui est peint du même jaune que le fond/forme qui dessine la tête de l’âne, qui est sculpté de croix gammées, dextro et sinistrogyres, à peine discernables, qui bien sûr sont le symbole nazi, mais également, par leur mise en miroir, le signe hindou, et qui par leur répétition évoquent les décorations des vases grecs.

Des accumulations de couches, on les retrouve sur ces travaux en cours vus à l’atelier : Julien Baete, avec une bombe de peinture, l’un des outils qu’il apprécie (la peinture sous toutes ses formes !) va projeter un petit rond sur une feuille de papier, jusqu’à ce que la peinture sature et qu’une goutte se forme et coule. Une fois sèche, la peinture est recouverte d’une autre couche, puis d’une troisième, et ainsi de suite. Quand je lui demande à quel moment il va considérer le travail terminé, Julien Baete a une réponse un peu sibylline : il dit que deux réponses sont possibles, suivant qu’on considère qu’on cherche l’épuisement d’un processus de pensée, ou si on veut terminer le travail comme objet d’art.

La peinture elle-même se retrouve comme éclatée dans cette série de peintures sur clous : sur une toile, peinte, sont plantés de façon régulière des clous en rangées assez serrées. Les têtes de ces clous deviennent alors un second support, décollé du premier, sur lequel en couches épaisses, en coulures, en crottes de peinture, Julien Baete vient intervenir. Les deux supports séparés sont visibles l’un à travers l’autre, et si (comme souvent) on est entre deux définitions (peintures ? Relief ? Sculpture ?), la question qui intéresse l’artiste est plutôt celle de trouver de nouveaux supports, de nouvelles voies pour la peinture. Ces deux techniques de la peintures, avec des outils bien différents, sont toutes deux des références (encore) à Eugène Leroy : au désir de Leroy de piéger le motif dans la matière, Julien Baete répond en poussant les procédures dans leurs retranchements : comment faire un Leroy avec du matériel inadapté (la bombe) ou sans toucher la surface de la toile (les clous)

Le recyclage d’images ne se limite pas à l’évocation de la silhouette de l’âne de Goya, ou du motif de la croix. Julien Baete reprend régulièrement au milieu de dessins des fragments de photos, qui peuvent venir de prospectus de supermarchés ou de magazines. Pas de hiérarchie, toutes les sources peuvent être bonne, tous les outils sont propres à nourrir le travail artistique ; une des séries de dessins avait été faite sur le calepin du BHV où il travaillait comme vendeur, pendant les moments creux de la journée, une autre à partir de cartes de joueurs de foot, qui rend évident un parallèle entre ces idoles modernes et les icônes byzantines…

Dans la vaste salle culturelle du collège, le long mur de béton a la particularité de ne pas pouvoir être percé. Julien Baete et moi décidons alors de donner à l’exposition un esprit d’atelier, où les tableaux seront posés le long du mur, sur des cales, comme dans l’espace de travail de l’artiste, et de disposer au centre de la salle un grand socle plat, une sorte de table surbaissée, sur laquelle seront posés des dessins, des sculptures, des objets divers tirés de l’atelier. L’ensemble est à la fois assez rigoureux (les tableaux sont alignés le long du mur, et les objets placés sur la plate-forme) et très foisonnant, les différentes pièces posées sur la table ne semblent pas être classées, ce sont beaucoup de petites choses dont la densité vient brouiller la lecture. Le titre que l’artiste retient est à la fois une référence esthétique et un clin d’œil au langage courant : Julien Baete, peintre grotesque.

Le grotesque, c’est le terme qui permet de définir quelque chose de bizarre, d’étrange et d’un peu ridicule, mais aussi un mot qui renvoie aux figures des gargouilles et des monstres au moyen-âge.

L’ensemble des élèves du collège aura visité cette exposition : ont été analysées les différentes techniques employées par Julien Baete, les motifs récurrents, la matérialité de l’œuvre, son poids ou sa fragilité parfois, les tensions qui apparaissent entre figuration et abstraction.

Partant de ce qu’ils ont expérimenté en rencontrant l’œuvre d’art au collège, en en appréciant la densité et la présence physique, tout ce qui fait qu’une œuvre est aussi un objet matériel, de la peinture, du pigment, des épaisseurs et des supports, tout ce qui transforme la perception par la taille, les différences d’appréciation entre le lointain et le proche, l’intimité de la relation à l’œuvre ; bref, tout ce qui rend l’expérience de l’œuvre plus riche et plus dense que son savoir, on peut bâtir alors une sorte de rétro-ingénierie avec les élèves.
Ainsi, en partant de Julien Baete, on peut approcher la densité des peintures de Eugène Leroy, on peut essayer de transférer l’expérience vécue à la salle de classe, ainsi, peut-on alors évoquer les peintures de Rembrandt et de Vermeer pour en étudier les effets de lumière liés au pigment et à la matière picturale elle-même.


«Savoir n’est pas connaître» disait l’artiste polonais Roman Opalka : lui voulait montrer le temps qui passe, le rendre réel et matériel, ici, l’enseignant va pouvoir s’appuyer sur l’expérience commune des élèves qui ont visité l’exposition pour tenter de leur faire saisir les subtilités dans des œuvres qu’ils ne rencontreront pas physiquement