Matt Madden – 99 exercices de style – Collège Albert Châtelet – DOUAI – mai 2011

Découvrir « 99 exercices de style » de Matt Madden est voyager dans l’art de la littérature et de la bande dessinée, prendre au reflet une association de lettres étranges : OuLiPo qui se décline en OuBaPo sonnant comme un son onomatopien

Se devinerait-il, ici, une volonté de perdre à la lettre, dès les premières lignes, un lecteur pourtant désireux de se plonger dans un quatre pages complice? Non, juste une entame pour donner le ton. Tandis que nos oreilles baignent encore de la résonance OuMuPo de chants déclinés en jeu de contraintes et autres explorations d’un art pratiqué. Que donc… , qui donc ? Donc qui a pu commettre un contraction textuelle aussi obscure ? A l’ourigine l’acronyme naît dans lidée dupofesseur Albert-Marie Schmidt , éminent spécialiste de littérature renaissante et de rhétorique alors qu’il est membre du Sélitex (Séminaire de Littérature Expérimentale) fondé par le mathématicien François Le Lionnais et Raymond Queneau. Oulipo presto ! le sélitex devient l’Ouvroir de la littérature potentielle. En ce point, laissons ce collectif toujours actif se définir :

« Qu’est-ce que l’OuLiPo?

OULIPO ? Qu’est ceci ? Qu’est cela ? Qu’est-ce que OU ? Qu’est-ce que LI ? Qu’est-ce que PO ?OU c’est OUVROIR, un atelier. Pour fabriquer quoi ? De la LI. LI c’est la littérature, ce qu’on lit et ce qu’on rature. Quelle sorte de LI ? La LIPO. PO signifie potentiel. De la littérature en quantité illimitée, potentiellement productible jusqu’à la fin des temps, en quantités énormes, infinies pour toutes fins pratiques. 

L’OuLiPo est l’Ouvroir de Littérature Potentielle créé par Raymond Queneau, François le Lionnais et une dizaine de leurs amis écrivains dont Georges Perec, mathématiciens et peintres en novembre 1960. Cet atelier propose d’inventer de nouvelles formes poétiques ou romanesques, résultant de la mise en application de contraintes définies en amont. Les oulipiens (membres de l’Oulipo) sont alors «des rats qui construisent eux-mêmes le labyrinthe dont ils se proposent de sortir». » (copyright © Oulipo)

Et l’OuBaPo alors?

L’Ouvroir de bande dessinée potentielle (OuBaPo) a été fondé en novembre 1992 au sein de l’Ou-X-Po et à travers la maison d’édition L’Association. Ce comité crée des bandes dessinées sous contrainte artistique volontaire à la manière de l’Oulipo.

En 1947, paraît le livre Exercices de style, de Raymond Queneau qui sera son premier succès auprès du grand public. Pourtant, ce petit livre n’est pas un roman, de la poésie mais la répétition de la même histoire simple.

Le narrateur rencontre dans un bus un jeune homme au long cou, coiffé d’un chapeau orné d’une tresse tenant lieu de ruban. Ce jeune homme échange quelques mots assez vifs avec un autre voyageur, puis va s’asseoir à une place devenue libre. Un peu plus tard, le narrateur revoit ce jeune homme qui est maintenant en train de discuter avec un ami. Celui-ci lui conseille de faire remonter le bouton supérieur de son pardessus.

Queneau saura la raconter de 99 manières, styles différents offrant un livre jubilatoire, décalé mais riche de surprises et d’inventions. L’histoire se décline en figures de style, en genres littéraires ou autres jeux de langage. Exercices de style est un exemple de contrainte en tant que moteur créatif et constitue à ce titre un texte précurseur de l’OuLiPo. Georges Perec donnera en 1969, une autre des grandes œuvres oulipiennes avec La disparition, roman lipogramme « à qui il manque une lettre », en l’affaire, la plus fréquente de la langue française le « e ». La lettre est totalement absente des mots utilisés dans le livre.

 Dans une librairie du Michigan,en 1993, Exercices de style rencontre un nouveau lecteur :

« Quel impact avait eu sur vous la lecture des Exercices de style ?

Dès que je les ai lus, j’ai pensé que je ferais un jour l’équivalent en bande dessinée. Je publiais des fanzines depuis 1990, j’étais débutant et autodidacte, n’ayant jamais fréquenté d’école d’art. Je savais que je n’étais pas prêt, qu’il me faudrait attendre de mieux maîtriser mon outil pour me lancer dans un tel projet, mais c’est un objectif que je me suis fixé. Je m’y suis vraiment attelé en 1998. » Matt Madden.

(extrait des Propos recueillis par Thierry Groensteen à la Maison des Auteurs le 22 octobre 2012. Angoulême)

 En hommage à Queneau et en tant que membre américain de L’OuBaPo, Matt Madden réalise « 99 exercices de style » un album tout aussi jubilatoire que l’œuvre « source » qu’il évoque en clin d’œil. Mais point de transcription, encore moins d’ adaptation ou d’illustration, Matt Madden fait œuvre originale. Il jardine en prolongement de « la matrice » le rhizome des possibles. Il cisèle par la contrainte soigneusement choisie, une variation en cases qui se joue du temps, de la littérature, de la bande dessinée entre autre. L’album au fil des planches distille un amour de l’invention, du jeu, de l’humour, du dessin de…en somme ce qui fait l’art de Matt Madden.

 Si l’album décline 99 exercices, le lecteur parcourt 99 expériences de vie et sort de sa lecture x fois plus amoureux de la bande dessinée.

 Franchissons le pas, au mur, le premier cadre donne « la matrice » à regarder dans sa singularité, dans sa potentielle promesse d’ouvroir de notre bande passante, à dessein ouverte, de lecteur.

 Une planche en trois bandes et huit cases, à une case du traditionnel « gaufrier » en neuf cases, ce qui permet l’hypothèse de l’adjonction d’une case dans l’une des bandes du récit comme un avant, un après ou pendant. Cette projection d’un regard rapide, semble constater une limpidité de lecture, de structure… mais cela ne suffit pas à varier x fois. Sous une apparente simplicité, la matrice se construit et joue de son rapport au temps.

 Première bande se rythme en trois cases , dessine une mise en mouvement, en action. Elle part d’une intention qui pose un point final au travail à l’ordinateur dans le bureau. Du cadrage mi-cuisse l’on glisse à hauteur du genou, dans le cadre de la porte qui souligne un portrait quasi en pied, où l’on découvre les traits du protagoniste de l’histoire qui n’est autre que Matt Madden. Le point de départ de l’œuvre prend naissance dans la suspension du travail, de l’acte « sérieux » au quotidien pour aller chemin faisant au travers des deux autres bandes vers un quotidien « énigmatique ». Les trois cases s’enchaînent, marquent la mise en chemin « être assis, se lever, marcher » et le personnage parcourt l’espace intérieur de l’appartement.

La deuxième bande dévoile un nouvel espace et un « personnage » complémentaire, le réfrigérateur tandis que l’apparition de la bulle donne corps par le dialogue à un autre personnage. Pour l’instant, en voix off, ce dernier pourra interagir et apparaître par la suite selon les variations. Dans la géographie de l’appartement s’éclaire un autre lieu potentiel : la chambre, une salle de bain, un bureau… Le dialogue se crée par la conscience de la présence de l’autre qui n’est pas inconnu, du personnage hors champ puisque la question est « Quelle heure est-il ? », et non « Qui est là ? » La question vient alors comme élément perturbateur de l’action initiale menée par Matt Madden par la nécessité de la réponse qui génère la perte du fil de sa pensée et suspend un temps l’action poursuivie depuis le bureau.

La dernière case, en gros plan, qui fait de la main dessinée celle du lecteur, se focalise sur le geste d’ouverture du réfrigérateur dans une liaison main droite, source de l’information car porteuse de la montre permettant la réponse : « il est 1h15. » et la main gauche qui ouvre. Le lecteur s’identifie par l’évidence d’un déjà vécu, par le geste accompli ainsi il ne s’identifiera et ressentira que mieux la chute de la planche. De même, que dans les planches à venir, il aura capacité à se projeter sur la personne de Matt Madden et bien de fois par vivre l’aventure par substitution. Revenant au gros plan, il est l’amorce de la bande suivante, de la case suivante qui dévoile ce vers quoi aller Matt Madden. En même temps, le « merci » de la bulle clôt le dialogue, met fin à la présence autre dans le déroulé de l’histoire, en réalité le temps de perturbation à durer la bande, suffisamment pour générer la suite, et la chute.

 Dernière bande, en plan moyen, Matt Madden est devant son réfrigérateur ouvert, tout est encore possible, un temps d’arrêt, il regarde, semble choisir. La case constitue une mise en « pause » avant la chute. Il ne sait plus ce qu’il cherche.

S’est perdue la raison de la suspension du temps de travail, du déplacement. On comprend ici la rupture de la bande en trois cases, le passage à deux cases donne un allongement du temps, une durée au « désœuvrement » face au réfrigérateur.

La dernière case s’achève sur une pensée mais aussi sur une question donc un ouvroir par la réponse que l’on pourrait lui donner…le lecteur comprendra qu’il sera toujours le dessinateur de la case suivante mais que les variations, la partition en huit cases toujours renouvelée sous le crayon de Matt Madden lui en fera entrevoir de bien différentes.

 On retiendra que la matrice met le lecteur en présence de son créateur et de son épouse dans son intérieur. Elle donne un fragment de vie auquel peut s’identifier le lecteur pour mieux instaurer la complicité de l’auteur acteur avec le lecteur et la perméabilité des mondes, de l’expérience du quotidien prétexte à une réflexion sur l’art, un médium, la littérature sur ce qui fait œuvre.

 Si l’on pousse le parallèle avec l’œuvre de Raymond Queneau, les deux « matrices » partent et se nourrissent du quotidien. Celle de Matt Madden repose sur un lieu unique, un huis-clos dont la force de la case nous fera sortir par projection dans d’autres styles ou univers de la bande dessinée ou non. Tandis que Queneau alterne la rue avec un espace inclusif qu’est l’autobus pour en ressortir. Elles ont en commun le court récit en chute énigmatique. Dans la planche « deux en un », le protagoniste grincheux est Raymond Queneau tandis que Matt Madden porte le chapeau et le manteau. La paire de ce fait est bien le duo Queneau Madden comme semblerait le souligner la présence unique de Dupond ou « t » pourtant jamais l’un sans l’autre.

Matt Madden fait œuvre en explorant les variations en liens littéraires, plastiques ainsi qu’un voyage dans l’histoire de la bande dessinée, la photographie et le cinéma, sans omettre une invention narrative des plus originales.

Ne doutons pas que cela chacun, l’avez lu en parcourant la matrice et qu’il s’agit à chacun de saisir des planches à venir et de goûter la jubilation de la découverte.

 Quelques pas plus loin, Matt Madden dévoile une autre facette de son dessin. Un dessin qui échappe à la bande dessinée pour interroger la ligne qui vrille, ondule, s’étire au travers de ce qui semble de simples épures qui jouent de la contrainte, évoquent Stendhal et ses nécessaires 20 lignes. La feuille murmure le trait mais laisse filer quelques références en toute indiscrétion, toutes en finesses, clin d’œil, là, à Paul Klee, ici à Hergé ou encore…

 Ne faisons pas plus parleur, et laissons vos pas voyager vos yeux au fil de l’œuvre de Matt Madden qui charme les lignes et les enchante.

Yann Stenven, professeur d’arts plastiques