Il y a un vieux débat, qui date de l’Antiquité, sur la correspondance entre le texte et l’image. Il a été creusé, analysé, contredit… depuis Horace et le fameux ut pictora poesis, les recherches de la sémiologie avec Roland Barthes… Dans l’imagerie égyptienne, les éléments de sens et d’illustration se recouvrent presque exactement, et depuis, à toutes les époques, les éléments de langage se mêlent très régulièrement avec des éléments visuels —le texte vient souligner, décrire, situer, contredire, enrichir l’image ; l’image vient illustrer, déplacer, démultiplier, appuyer le texte.
On peut décortiquer le phénomène, ou l’expérimenter.
Depuis 2019, Olivier Deprez et Roby Comblain publient, de façon complètement artisanale, une revue qui s’appelle HOLZ. Il s’agit d’un recueil d’images, parfois accompagnées de textes, le tout est entièrement gravé sur bois.
Outre le travail laborieux d’élaboration qu’on peut deviner, la gravure amène à une perception particulière de ce qui est montré : le nombre de couleurs est limité, les images ont une forme d’efficacité par leur contraste prononcé, les textes sont dans une typographie légèrement irrégulière.
Olivier Deprez parle d’une sorte d’archéologie : en regardant le fascicule, on peu reconstituer son élaboration. Les défauts liés au processus deviennent des qualités plastiques, et le tirage, effectué sur un papier très fin, transparent, perturbe la lecture de ce qui est montré. Par sa matérialité, HOLZ nous oblige à sortir du confort de la lecture, on doit s’immerger par le regard dans ce qu’on voit, et trier entre ce qui constitue l’image et ce qui la parasite : en vain, bien entendu…
Ce trouble est renforcé par la radicalité des choix esthétiques : bien sûr, la gravure sur bois a une sorte d’effet de séduction, on pense à Masereel, à Lynd Ward. Des pages avec des motifs géométriques abstraits viennent s’intercaler entre la images et les textes.
Les couleurs sont limitées, forcément : en gravure, ajouter une couleur équivaut à graver une nouvelle plaque. Le noir est associé à une autre couleur, qui fonctionne un peu comme un signal, plus que dans un désir de reproduire illusoirement la réalité :
HOLZ#1 en noir et rouge,
HOLZ#2 en noir et jaune,
HOLZ#3 en noir et orange.
Des couleurs franches, qui rappellent celles utilisées pour la signalisation, ou les chantiers.
Si la texture du papier oblige à considérer chaque image, chaque texte, comme ce qu’elle est mais aussi comment l’image intervient sur la suivante ou la précédente, c’est que les images, les textes, ne sont pas présentés séparément.
Ils sont dans un flux, et la lecture est séquentielle : en tournant les pages de HOLZ, les unes après les autres, les artistes nous amènent à reconstituer, même instinctivement, une sorte de schéma narratif se construit, notre cerveau cherche à associer les images, les textes, par des ellipses pour relier le tout en un ensemble —on retrouve ici Masereel ou Ward…
Par exemple, HOLZ #3 enchaîne une vue en contre-plongée de ce qui semble être un musée des arts premiers, avec un personnage qui nous surplombe. En indice, une phrase « revue post fétiche ». Cette phrase n’éclaire pas l’image. Cette phrase nous amène à regarder autrement l’image : les sculptures de part et d’autres du personnage sont-elles des fétiches ? Quelle différence une revue « post-fétiche » marque-t-elle avec une revue « normale » ? Qu’est-ce qu’une revue « fétiche » ?
La page suivante comporte un seul mot, « RADIKKAL », entouré des traces de l’outil qui a creusé le bois. Le mot est lisible, compréhensible, mais n’existe pas vraiment, dans aucune langue… Les pages suivantes présentent un texte sur une analyse post-marxiste du monde du travail, suivi de la reproduction d’une gravure hollandaise du XVIe siècle de Christophe Colomb qui arrive en Amérique, accueilli dans un paysage idyllique par une femme dévêtue.
On le voit, les liens peuvent se faire (le fétiche et la vision caricaturale des indigènes américains, le texte sur Marx et la radicalité, l’expansion du territoire par la colonisation et le capitalisme…) mais les clefs ne nous seront pas données : si ellipse il y a, c’est à nous de les reconstruire, de les découvrir, d’analyser, au delà de ce que l’œil perçoit, ce qui se passe d’une page à l’autre, outre le fait que chaque image et chaque texte « parasite » le suivant et le précédent à cause de la transparence des pages.
HOLZ #1 cite l’historien de l’art américain WJT Mitchell, pour lequel l’image est un tissu de relations, imbriqué dans un contexte. Il faut désormais réfléchir sur la compréhension des images et de leurs modes de fonctionnement, qui se sont modifiés avec la démultiplication des images. Le rapport à l’image a changé, le rapport entre le texte et l’image a évolué.
La pratique pamphlétaire est également citée, l’histoire en a des exemples marquants, L’ami du peuple de Marat pendant la Révolution française, ou les éditions de l’Atelier Populaire animé par les étudiants en beaux-arts pendant les révoltes de Mai 68, Potlatch, publié par l’Internationale Situationniste. On y retrouve un désir de de diffuser des idées qui interrogent l’ordre et le pouvoir, avec des textes courts, des images marquantes. Les artistes se sont inspirés de la revue libertaire hollandaise De Mocker.
Tous les textes présents ne sont pas des démonstrations militantes : la poésie, le lieu de la vérité selon Martin Heidegger, occupe ainsi une place importante. On retrouve toutes ces dimensions dans HOLZ, même s’il apparaît une sorte de tension entre les textes, qui sont souvent de l’artiste ou pour le moins choisis par lui, et la perturbation de la lecture liée à la présence des images et de la transparence : d’un côté un acte militant, d’un autre un engagement dans la matérialité.
Olivier Deprez dit : « le véritable medium de HOLZ c’est la transparence », et cette transparence est à prendre autant sur le plan physique que sur le plan métaphorique : ce qu’il révèle, c’est autant un processus de pensée, qu’un processus de travail.
L’objectif de l’exposition est de faire percevoir cette matérialité de la pensée.
HOLZ #4 sera consacré à la pensée féministe, notamment avec des pages consacrées à la réalisatrice belge Chantal Ackerman, aux poésies de Caroline Lamarche et de Perrine Pestienne.
La présentation de la revue prendra la forme d’une installation, où seront montrées de façon séparées les pages qui la composent, des « tirés à part », et les plaques de bois gravé qui ont servi de matrice à l’impression.
On retrouve cette idée de la transparence, qui met en situation le processus de fabrication, cette archéologie de la pensée.
Lors de l’exposition les élèves de 5e chaap ont pu bénéficier d’un atelier de gravure sur bois et de tirage à partir des plaques des artistes. Les élèves ont également accueilli les classes des écoles du secteur et encadré des ateliers avec ces élèves, en autonomie.
michael lilin